Parler de lui-même, Prudence en serait incapable. Il vous décrirait les levers de soleil auxquels il assiste à l'aube, vous raconterait les infortunes de sa grande-tante et de sa jambe de bois ; et parfois, peut-être évoquerait-il un sourire qui lui réchauffe le cœur. Cependant, il n'a pas la lucidité nécessaire pour se comprendre tout à fait. Il vit parfois à l'extérieur de lui-même, comme déconnecté de ses sentiments, sans en être véritablement coupé ; les larmes roulent facilement le long de ses joues, et les joies illuminent son faciès d'ange. Il n'a juste pas conscience de l'origine de ses émotions, ne se pose plus vraiment la question. Il accepte celui qu'il est, sans se remettre en question ; ce qui n'est pas sans poser problème, de temps à autres, car il ne connaît pas ses failles et ne sait comment s'en protéger.
De lui, il ne sait qu'une seule chose, de façon sûre ; il s'est fixé un objectif auquel il refuse de se dérober :
Astreindre ses lèvres à la vérité.
Effacer de sa bouche toute trace de fourberie.
C'est un pari audacieux que s'est lancé Prudence, celui de ne plus jamais mentir. Du moins, pas de façon consciente. Le jeune homme n'a pas la naïveté qu'on lui prête souvent ; il a donc conscience que nul ne peut être à jamais honnête. Par moments, la résolution vacille ; il est aisé de céder à la facilité, qui consiste parfois à ne délivrer qu'une demi-vérité bien complaisante. Prudence lutte contre cette paresse. Il préfère l'honnêteté crue, brutale, à ces ronds de jambes visant à préserver la dignité de l'autre. Cette dignité, vous dira Prudence, n'est qu'une manifestation de l'ego, souvent un obstacle défensif que l'on dresse devant soi pour ne pas être blessé. Mais là encore, il n'est pas naïf ; puisque toute vérité n'est pas bonne à dire, il a aussi appris à se taire, et à ne plus se soucier de ce qu'il n'a pas révélé.
Un seul mensonge, en vérité, continue de percer ses défenses. Prudence prétend qu'il n'est rien, nul mystère, qu'il ne puisse déchiffrer. Il est possible qu'il y croit lui-même. Il continue de s'aveugler pour se protéger du doute qui l'assaille ; trop souvent, Prudence hésite, et ses incertitudes le conduisent parfois à commettre des erreurs. Rien de grave, cependant ; il ne se souvient pas d'un moment où sa faute a eu de lourdes conséquences. Les regrets de Prudence sont bien banals : une vigne mal plantée, une récolte mal orchestrée, une dispute avec les gens aimés (avant, bien sûr, une réconciliation). La vie de Prudence est simple ; le monde d'où il vient est teinté de candeur, de laquelle est né le désir de le protéger. Oui, voilà pourquoi Prudence est devenu détective : il veut défendre ce petit univers qui l'a vu naître, avec les armes qui sont les siennes. Prudence n'est pas un combattant, et n'éprouve guère le désir de devenir « fort » ; il désarçonne par sa douceur, par la tendresse du regard qu'il vous porte lorsqu'il vous écoute. C'est par l'aide qu'il vous apporte que Prudence se bat. Il vous désarme par le simple sourire qui se dessine sur son visage, sans même le vouloir.
Prudence n'a pas l'innocence des enfants qui n'ont rien connu du monde. Plutôt, les choses lui glissent dessus, sans l'abîmer. Telle une poupée de bois dont on ne parvient pas à entamer la surface. On ne saurait véritablement le choquer non plus ; s'il n'a guère le regard de ceux qui ont trop vu, il vous offre son acceptation sans faiblir. Prudence ne juge pas, et s'il ne vous comprend pas, il se gardera bien de vous critiquer. Il a conscience qu'il ne peut mesurer le monde à son aune ; il privilégie donc l'observation pure. Il sourit beaucoup, Prudence, car dans le fond il aime les êtres humains. Fasciné par les nuances de caractère, par la complexité des attitudes variées qu'il peut croiser, il tire sa satisfaction de ces moments où tout lui paraît clair.
Il est doux, il est fragile ; inadapté à ce monde, il risque de se briser. Parce qu'il ne sait pas dire non, parce qu'il ne sait pas vraiment lutter. Ses désirs ne sont que des chimères. Il ignore comment manipuler les autres, comment éveiller la jalousie, comment s'imposer. Il se laisse faire, Prudence, sans jamais vraiment comprendre qu'on lui marche parfois sur les pieds.

Nul gardien ne s'était jamais lié à un Delacroix.
Prudence avait grandi avec la certitude de ne jamais trouver de pierre. Ce n'était nullement un regret pour lui : il n'avait pas la force nécessaire pour sacrifier une partie de son existence. Il rêvait au contraire d'une vie paisible, avec femme et enfants, où il aurait repris l'exploitation de son père. Il ne savait pas trop quand son rêve avait commencé à dériver.

A l'âge de huit ans, Prudence attendait avec impatience que la matinée de cours s'achève. Il levait les yeux de son pupitre et les laissait dériver vers la fenêtre, où ils se perdaient dans la contemplation d'un camaïeu de verts et de bleus. L'après-midi, il irait se plonger dans ce bain de nature ; il avait pris depuis peu l'habitude d'aider dans les vignes, même s'il ne s'agissait parfois que de vérifier que tout allait bien, sans toucher aux plants. En attendant, il devait se concentrer sur l'exercice d'algèbre qui lui était proposé. Son père avait exigé de lui qu'il fût en mesure de réaliser des calculs complexes, afin de pouvoir tenir la comptabilité du domaine quand le temps serait venu ; l'enfant se souvenait encore du regard brillant de l'homme quand il lui avait demandé quel en était l'intérêt. Parce que, vois-tu, tu es le seul qui n'a aucun intérêt à manipuler les chiffres. Prudence ne les aimait guère ; non qu'il trouvât les exercices compliqués, bien au contraire. Il lui était assez aisé de réaliser les opérations que son professeur lui demandait, avec peut-être un peu plus de rapidité que de coutume. Mais il n'éprouvait guère d'intérêt pour ces nombres qui se transformaient sous sa plume.
Lorsqu'il levait la tête et regardait autour de lui, cependant, il oubliait très vite de réaliser son travail. Il y avait cette petite fille qui s'appliquait sur ses calculs ; elle était très intelligente et gardait son calme quoi qu'il arrive, ce qui la rendait assez fascinante. Elle était un peu plus lente que lui, mais Prudence soupçonnait que cela était due à la façon méticuleuse dont elle couchait ses résultats sur le papier ; elle avait une écriture ronde et propre, bien plus lisible que ses propres pattes de mouche, que même lui avait du mal à déchiffrer.
Finalement, le professeur déclara qu'ils allaient corriger les exercices, et une lueur d'espoir s'alluma dans le regard de Prudence. Bientôt, il serait libéré.

Quand il sortait, Prudence ne passait pas son temps à se promener.
Il répétait sans cesse ce fait, même si personne ne l'écoutait vraiment. Ses parents n'accordaient qu'une importance moyenne à la parole d'un enfant : ils veillaient à son bien-être mais ne se souciaient pas vraiment de ce qu'ils prenaient pour des caprices puérils. Comme le fait, par exemple, que Prudence désirât les corriger sur ce point. Mais pour Prudence, ces après-midis baignés de soleil et de vents n'avaient rien d'une simple ballade. C'était pour lui l'occasion d'exercer sa curiosité, d'affiner ses connaissances.
Il s'éloignait parfois assez loin, s'enfonçant dans les sentiers forestiers que même les adultes tendaient à oublier, marchant jusqu'à un village éloigné où il jouait à découvrir le nom des gens. Prudence se tenait en retrait, comme s'il n'appartenait pas entièrement à ce monde-là. Par moments, des enfants s'approchaient de lui, lui proposant quelque jeu ; et une part de lui était prête à accepter leur invitation. Et puis il secouait la tête ; il préférait les regarder jouer, précisait-il. Bientôt, on ne lui proposa plus rien du tout.
Mais Prudence n'était pas un enfant bizarre. Il avait simplement une autre façon de s'amuser ; il aimait lire, également, et lorsque la chaleur était accablante, il se posait sous un arbre et faisait défiler les pages.
Il rentrait toujours à l'heure du repas, lorsque le crépuscule commençait à teinter le ciel de reflets roses, avec une ponctualité qui ne finissait pas d'étonner.



L'adolescence avait fait des merveilles sur Prudence. L'enfant curieux s'était mué en jeune homme plein de grâces, qui contre quelques Caeli acceptait de vous rendre service. Tout avait débuté par un matin de pluie, lorsqu'une vieille voisine expliquait qu'elle avait perdu sa faux dans ses champs, il y a quelques mois déjà ; l'instrument gisait quelque part dans les champs, rendu invisible par les hautes épis qu'il faudrait faucher en prévision de l'été. Comme elle ne parvenait pas à la retrouver, elle devrait sans doute en racheter une autre, mais cela lui coûtait. Prudence s'était glissé hors de la maison ; peu soucieux des gouttes d'eau qui lui roulaient dans le cou, il s'était penché dans les herbes jusqu'à trouver l'outil. Il l'avait rapporté à la voisine en un temps record ; et lorsque, surprise, elle lui avait demandé comme il s'y était pris pour le retrouver aussi rapidement, il lui avait expliqué avoir procédé avec déduction. Il ne comprenait presque pas pourquoi elle n'avait pas réussi à la retrouver.
Après cela, les voisins commencèrent à lui demander toute sorte de tâches. Il y avait des mystères qu'ils ne parvenaient pas à résoudre ; mais le jeune homme y parvenait, d'une certaine façon. Les compliments le faisaient rougir ; plus que l'argent, ils constituaient sans doute sa véritable motivation. Il donnait ce qu'il gagnait à la famille, en particulier à sa mère qui désirait réaliser un pèlerinage vers Falias. Il n'en avait guère besoin.

Lorsqu'il avait approché de son vingt-et-unième, les questions avaient commencé à fuser. Prudence ne s'intéressait-il donc à aucune jeune fille de son entourage ? Ou même un jeune homme, puisqu'elles ne semblaient guère l'intéresser ? Prudence secouait la tête ; mais bientôt, la question lui pesa. Il y avait en lui quelque chose d'étrange, décréta-t-il ; une absence qui n'avait pas lieu d'être. Prudence nourrissait d'autres projets que de reprendre le domaine familial ; il rêvait d'un frisson, d'une aventure comme il n'en aurait encore jamais vécu, et à laquelle il était sans doute mal préparé. Qu'importait. Un soir, il réunit ses affaires ; il laissa un mot dans la chambre qu'il partageait avec ses frères et s'enfonça dans la nuit.