Song - Mary.Jumelles astrales, deux bancheurs unes à unes liées ; l’une de peau et de chignon, l’autre de regard et de pelage. Elles se tiennent debout, côte à côte. Observent les longues traines et les étoffes de la jeune femme, unes à unes attachées à ses hanches, à des sourires rêveurs qu’elle retire doucement. S’habituant par avance à ce rôle qu’elles joueront toute la soirée. Mage et gardienne, femme et louve. Ou une petite fille fragile, selon les convenances.
Le bois se plie sous ses pas, laissant éclore au fur et à mesure des petites étoiles, jumelles à celles épinglées sur le mur ; elles sont prêtes, enchifrenées pour cette réception donnée ce soir, dans la demeure familiale. Officiellement pour fêter la soixantaine d’année du père, officieusement pour former alliances et rumeurs sous le couvert de rencontres politiques... Elles y joueront le même rôle qu’à l’accoutumée ; celles de filles sensibles, graines de femmes dissimulées derrière un éventail, sourire carmin et innocent où elles récolteront, avec une fourberie certaine, des informations sur les tendances diplomatiques du moment. Sans jamais paraître rien de plus que perles sensibles, nacres blanches qui n’ont pas d’oreille pour écouter – et, manifestement, pas de cerveau non plus, à en croire l’indiscrétion de certaines personnes à leur égard.
Pour la troisième fois, Neptune glisse deux grands saphirs sur le miroir, redresse légèrement son chignon piqué en décoiffé. Puis elle se tourne vers sa louve, s’avançant vers la porte en une démarche gracile – légère ;
— Elypse, ma reine ?Et tous deux s’accordent lentement, sortent de la chambre, descendent les escaliers à pas mesurés, un à un ; jusqu’à ce que leurs blancheurs respectives se découvrent sous les lumières de la salle de réception.
Elles sont prêtes.
❖ ❖ ❖ ❖
Pourpre et blancheurs mêlées. Une énième révérence, nuée de chrysanthèmes politiques.
Elles se meuvent, depuis des heures déjà.
Se jouent de cette foule où elles paraissent trop jeunes, trop inexpérimentées – elles le sont bien assez –, remarques cinglantes et propos offusquant se mêlant à la simplicité de leurs sourires. L’enfant était belle, sublimée par les étoiles et les verrières sur sa peau, comme si elle avait été capable de capturer la lumière et qu’elle ne la laissait s’échapper que par bonté d’âme. Elle avait orné ses lèvres d’un lilas discret, stigmates d’orchidées sur une peau lunaire ; et elle en jouait, la jeune fille, parce que nulle n’osait contredire une moue si délicate. Elle se pavanait. S’amusait. S’ornait de milles lueurs, de milles pensés, sans jamais en capturer une seule. Reflet du monde, pourrait-on croire au premier abord, des volontés de ses parents ; jamais d’autre chose qu’elle-même en vérité.
Après quelques heures de joutes politiques, Neptune avait laissé le premier round s’achever sans elle et était sortie dans le jardin.
Désormais elle marche, lentement, Elypse à ses pieds. Chacun de ses pas soulève un bruissement d’herbe mouillée et de rosée milléniale, démarche pourtant gracieuse froissant la pelouse à un rythme régulier ; au sol, des lanternes aux teintes givrées découpent ses chevilles, accompagnent le carmin de ses petits escarpins. Puis les dentelles qui arrondissent ses jambes, les voiles ornementées, jusqu’à la taille ceinte d’une ganse à boucle large, argentée soir le regard de la lune.
Elle est silencieuse, même dans ses soupirs. Même dans ses sourires, lorsque sa nuque se redresse jusqu’au ciel et que ses paupières découvrent, aveuglées par l’humanité naissante, la lueur plus subtile de ses astres. Elle se plie, se fend ; de révérences gracieuses qui ne sont rien d’autre que danses. Aucune formalité dans cette démarche digne, ni dans cette manière de froisser ses paupières ou ses cheveux ; chignon piqué à la hâte se défaisant quelque peu au rythme de sa démarche, nuque balancée de gauche à droite pour suivre les notes d’une chanson qu’elle gardera secrète.
In my house the silence rang so loud
Under doorways, through the hallway down
Waiting for the secret to grow out
Oh what we do when no one is around
Oh I know this
From my high school heart
That nothing is over
Les paysages du jardin familial, mille fois connus mais mille fois redécouverts avec ferveur, s’esquissent dans son esprit ; orangers, dahlias, myosotis, chrysanthèmes qu’elle passe sans aucune attention, ses pas ne s’arrêtant qu’auprès d’une fontaine taillée dans la pierre, jets brumeux caressant le bec d’un albatros de grès pour cascader sur une vasque aux couleurs d’éventail. Elle observe un instant les nénuphars, de ceux qui fanent en hiver et refleurissent en été, puis laisse la mélodie s’éteindre avec douceur ; yeux saphir perdus dans la teinte pastel des eaux jumelles.
Alors qu’elle s’apprêtait à s’assoir, une voix interrompt soudain sa contemplation, prononce avec douceur les deux syllabes de son nom de famille :
— Mademoiselle Maru ?
Un soupir éclot sur les lèvres de la jeune fille alors qu’en un pas gracieux elle valse, se retourne lentement vers un homme à la haute stature et aux hanches cintrées, une certaine avidité dans les gestes qu’elle distingue au premier coup d’œil. Un sourire polit nait sur ses lèvres, en demi-teinte seulement – elles n’avaient pas fui la réception pour être dérangées par d’autres politiques.
— Elle-même, oui ? répond-elle en soulevant les coins de sa robe dans une révérence feinte.— Vous vous êtes absentée de la réception.
— Et vous, vous êtes manifestement quelqu’un de très perspicace, murmure-t-elle avec un sourire.Sans doute aurait-elle pu ajouter un «
Et que me voulez-vous ? », mais la jeune fille avait appris à laisser son interlocuteur se dévoiler en premier ; dissimuler sa propre impatience pour laisser à l’importun l’opportunité de se dévoiler. Elypse frôle sa jambe, suspend un instant les secondes pour rappeler sa présence au politique ; la blancheur albâtre se mêle à la longue traîne bleutée de la princesse.
Un battement de cœur raté, Neptune qui tord une moue innocente, factice… Le visage de son interlocuteur se faisant plus avenant, plus insistant aussi.
Là. Il va parler. — Vous n’êtes sans doute pas sans connaître les rumeurs sur votre frère. Concernant une potentielle restriction des droits de la branche militaire de Falias et une régularisation de la lutte contre le marché. Oh, bien sûr, vous êtes jeune, et bien loin de moi l’idée de vous mêler à ces affaires peu honorables… Mais peut-être avez-vous discuté avec sir Maru de la situation de l’Ouest ? Il s’agit d’une simple curiosité, bien sûr. Je possède moi-même quelques intérêts avec le lieutenant de cette région…
— De quel droit vous permettez-vous d’insinuer que mademoiselle Maru est trop jeune pour de telles affaires ? Respectez donc son rang, crache la louve. — Ce n’est rien, Ely. Je suis certaine que ce cher seigneur s’est simplement montré maladroit. Une moue amusée fleurit sur les lèvres de la jeune fille, alors que sa nuque se tend, se redresse pour capturer les anthracites du balte. Des informations confidentielles sur son frère, hein.
Comme toujours. Lentement elle saisit ses paupières, retire son masque ; dévoilant peau après peau le visage d’une enfant bien plus sérieuse, d’une jeune femme ornée de dignité et de cynisme. Combien de politiques avaient-ils déjà voulu l’utiliser pour obtenir des informations ? Tous avaient échoué, croyait-elle, et elle avait appris à formuler ses reproches d’une manière à la fois polie et terriblement méprisante ; glissant sur ses lèvres des amarantes tranchantes, politiques.
— Je devrais vous demander de décliner votre identité, mais celle-ci ne changera rien à ma réponse. Les affaires de mon frère ne le concentrent que lui. Vous seriez fort aise de vouloir les comprendre en abordant sa sœur seule, de nuit, pour profiter d’elle. Je pourrais hurler, bien sûr, et vous placer dans une position fort embarrassante, mais je suis magnanime. Si vous insistez, restez donc et donnez-moi votre identité, je pourrais ainsi vous dénoncer auprès de mon frère. Si vous laissez tomber, et que vous partez… Eh bien, ce serait la solution la plus rapide et la moins pénible pour nous deux, n’est-ce pas ? Même si elle serait bien plus inconfortable pour vous… Un nouveau sourire sur ses lèvres, plus sarcastique, et elle retient un «
quelque chose à rajouter ? » alors que l’homme se détourne déjà. S’estompe lentement. Dans un bruissement de traînes et de soie, la jeune femme s’assoit alors sur le bord de la fontaine, une main lovée dans le pelage d’Elypse.
Elle n’est pas une faille, se dit-elle. Elle n’est pas la faiblesse de son frère ; au contraire, elle en représente la force.
Une force dissimulée par des roses, des verrières et des jeux d’enfants.
Un astre solaire.