Azalys L. Sørensen
la musique d'ambiance ;;C’est écrit.C’est écrit se murmure Azalys au son des flots et des timbales, des roulements de la coque sur l’océan. L’Enfant est là, assis sur les caisses de son père. Les mains dans les cordages et les pieds frappés d’écume, à scruter les vagues – la lame des crêtes et les bleus silencieux, moutonneux. Créature étrange qui se souvient, écoute la cymbale de son cœur, si lente par rapport au bruissement des contre-lames ; qui collectionne les images, les mémoires ; qui écrit des poèmes, mentalement, pour saisir le souvenir de plaines en acacia et d’une longue chevelure noire, tâchée d’alezanes.
C’est écrit, se murmure l’Enfant. Que je n’ai pas d’histoire. Que je ne veux pas avoir d’histoire.
Que je ne connais pas la terre, et, qui sait… Que je ne la connaîtrais peut-être jamais.
C’est écrit, tout ça. Azalys ouvre les yeux. Regarde les coquelicots éclore sur les vagues, les souvenirs d’Aegir comme des cathédrales au-dessus des cimes – des dômes de cristaux clairs semblables aux Eärendil, vagues songes au-dessus du lac.
Et l’Enfant pense. Ressuscite le passé.
Regard empli de tout.
L’Enfant se souvient de sa sœur ainée —
Lexah —, de la grande plume d’ébène dont elle paraît ses cheveux aux blondeurs filées, de ses lèvres aux allures d’étoile. S’égare un instant à évoquer ses autres demi frères et sœurs – S
yam, Hazel, Eiris –, tous plus jeunes ; des connaissances sinueuses qu’Azalys rencontrait par hasard, un peu comme les autres enfants de l’orphelinat. Grands visages aux paupières de lys qu’il associait généralement à une odeur d’hiver, de cendre, et à la chaleur d’une cheminée près de laquelle il se battait toujours pour s’asseoir au plus près.
L’Enfant se souvient de ses parents, aussi.
Père marchand, mère amante – avenante. Celle qu’il nommait
Sybelle et n’avait jamais vraiment connu. Une femme dopée au soleil, au printemps et aux bleuets, selon son père ; éprise du tout, de ses deux enfants bien sûr mais surtout de la liberté, de la décadence et des démences. Une femme qui vivait pour le hasard. Aujourd’hui à peine un mirage, tout au plus – quelques lucioles d’enfance – et Azalys ne l’imagine plus qu’assise sur un gouvernail, la longue chevelure perlée de jais, souriante avec cette infinie légèreté de ceux qui ne craignent pas la vie.
Selon son père, l’Enfant possède le même rire.
Les mêmes yeux, aussi. Verts, translucides, parfois un peu inquiétants lorsque les orages faiblissent.
Alors Azalys, en l’absence de celle qu’il aurait dû appeler
maman, avait grandi entre deux foyers.
Celui de son père, qu’il accompagnait dans ses voyages au printemps et en été. Celui de sa belle-mère, qui dirigeait un orphelinat à Idye, et accueillait ses sœurs le reste de l’année.
L’Enfant aimait l’hiver, les sourires de ses frères et les jeux un peu naïfs, le piano dans le hall qu’il comparait à une alouette en noir et blanc ; s’égarait souvent sur les esplanades de la ville pour observer les alcyons sur les toits d’Idye ; adorait sa chambre, orientée vers le sud, et la fenêtre baignée de clairs-obscurs contre laquelle il s’asseyait pour réviser ses leçons. Les aubépines dans la cour, les rossignols perchés dans les branchages. Leur chant qui ruisselait sur les fleurs blanches et les pétales à peine éclos. L’eau du lac, trop sucrée pour lui. Les origamis. L’odeur des œillets aux premiers jours de l’Alizée. Les marchés et le village de pêcheurs, où ils descendaient une fois par semaine.
L’Enfant aimait l’été, les plaines et le bruissement des crins, l’odeur de la poussière humide. Voyageait dans des petits convois et tirait les bâches le matin, puis laissait le soleil et les dahlias couler sur ses doigts, quand il se dissimulait dans la caravane pour un après-midi volé. Apprenait à confectionner des petits remèdes avec l’herboriste du convoi. Vivait de manière simple, désordonnée. Heureuse, malgré une attaque de bandit dans lequel il avait été blessé à douze ans. Apprenait peu à peu à connaître Caelum, à éviter les dangers des voyages ; les couleurs hédonistes d’Irye, les montagnes fantasmées mais jamais aperçues de Falias –
peut-être un peu trop contemplatives pour l’esprit du jeune homme –, les toits de Majoris, les milliers d’heures dans les rues de la capitale, à se perdre mais à retrouver les cœurs, à les offrir aux passants, à lever les yeux jusqu’aux toits des rues étroites, dissimulés par les voiles orange du marché.
Alors Azalys vivait entre le lac et les plaines, entre la raison et le poétique ; effleurait de ses doigts d’enfant les existences d’autrui et les enviait sans jamais dénigrer la sienne ; apprenait à peindre les paysages, mentalement, avec une justesse d’esprit qui ne fantasmait ni les contours des villes, ni leurs couleurs. Il aimait les fades comme les saturés. Les sourires comme les larmes. Se laissait rarement distraire du beau et du laid, ne voyageait jamais sans ce carnet sur lequel il notait les visages et les discussions volées – même les plus laids.
Aimait, beaucoup. Dans un unique battement de cœur qui fleurissait ses iris aux couleurs des forêts tranquilles.
— Parfois il cultivait quelques ambitions sans se l’avouer ; voyager sans son père ou le déserter pour découvrir Falias. Fantasmait un peu la milice, et cette vie de rigueur absolue où les histoires de monstre de son enfance prenaient sens. Azalys n’en rêvait pas, mais il se le promettait quand il rencontrait des mages, glace dans les cœur et lumière sur les lèvres. Se promettait d’en être, d’une façon ou d’une autre. Envie un peu égoïste d’explorer et de soutenir. D'être utile. —L’Enfant avait vécu de cette manière pendant seize années.
Seize années pendant lesquelles il avait appris à sourire et à cartographier le monde – à cartographier les sourires. Seize années qui avaient forgé en lui une personnalité un peu exubérante, extravertie,
profondément sociale ; et ce goût pour les blagues au goût d’été, pour les odeurs de coquelicots et d’eucalyptus, pour ces remèdes un peu étranges que le jeune homme. Seize années où l’Enfant était devenu indépendant, malgré la présence de sa sœur ainée et de son père.
Il avait oublié l’absence de sa mère, n’y songeait plus.
Sybille était illusoire, passagère. Complémentaire.
Une journée de Calcifer, Azalys avait éveillé une Eärendil par curiosité, un peu par hasard et par poésie. Une de ces pierres que son père transportait, un diamant –
pensait-il – aux couleurs de corail et de rosée matinale qu’il avait caressé entre ses doigts en l’imaginant comme une tiare ou un diadème, peut-être une couronne de laurier. Il avait entendu Dahlia. Avait discuté avec elle, pendant des heures, comme s’il parlait à une étoile ou à un fantôme. Lui avait conté ses ambitions et ses espoirs, ses envies d’avenir (être un messager pour ne jamais cesser de voyager), lui avait demandé les siens aussi, l’avait écouté lui décrire le noir, les braises, la poussière.
Il avait passé un pacte avec elle, sans jamais vraiment s’en apercevoir.
L’Enfant aimait les sourires de la gardienne, s’attendrissait de sa flemme et de sa maladresse, la gardait sur son épaule ou dans une sacoche autour de la taille qu’il avait fabriqué pour elle. S’allongeait près des champs d’Erius et la laissait éveiller les ombres ; s’émerveillait de l’absence de lumière, des corolles d’ébène qu’elle découvrait sous le soleil, pour ce jeune homme qui n’avait jamais connu que le rouge et le jaune, l’étreinte de la mer, l’errance de son propre regard.
Azalys avait appris à aimer Dahlia jusqu’à ne plus pouvoir s’éloigner d’elle – presque comme une amante platonique ; et Dahlia l’aimait en retour.
Elle admirait ce jeune garçon et sa manière pudique de foncer jusqu’aux confins, sans élan mais avec le cœur comme essence, les prunelles ouvertes et tombantes, les sentiments clairsemés de verre. L’Enfant avait déjà vécu des choses difficiles. Avait aperçu un mort ou deux, pendant l’attaque de ses douze ans. Avait veillé une agonisante à l’orphelinat.
Et pourtant il souriait. Vivait.
Accrochait des origamis à ses cils, puis levait ses phalanges jusqu’à ses paupières pour les laisser s’envoler.
Découvrait le monde avec toujours plus d’ardeur, toujours plus d’avidité. Accumulait les blagues et l’humour stupide, les amitiés également. Avait scellé son deuxième carnet de visage. Commençait le troisième. Devenait capable de soigner les petites maladies, même s’il s’amusait à prétendre qu’il sera un jour capable de soigner les plus grandes. Sans y croire réellement.
Lorsque sa grande sœur avait disparu, un peu avant ses dix-sept ans, Azalys avait enfin commencé à s’éloigner de son père. N’avait jamais cherché Lexah, se prétendait la retrouver un peu par hasard —
si elle n’était pas morte. Fleurissait le sourire oublié de sa sœur comme cette fausse tombe qu’il avait creusé derrière l’orphelinat, avec son frère le plus jeune ; n’écoutait plus les averses dans son cœur, dissimulait l’amertume dans un grand rire démentiel qui troublait sa belle-mère. Sentait les sentiments battre sous sa poitrine. Les cendres. Les noirs. Les promesses de foyers oubliés. Sentiments que la douce créature n’écoutait jamais, comme des hématomes sur une peau trop vierge. Des bleus délayés.
C’était une fugue plutôt qu’un enlèvement, une envie de farouche semblable à celle de sa mère –
il s’en convainquait. Elle reviendra un jour d’elle-même –
il s’en convainquait aussi. Alors Azalys avait commencé à danser, à clamer l’indépendance, à fuir loin de son père et plus près de ses ambitions ; peut-être pour ne pas confondre la mère absente depuis toujours et la sœur absente depuis peu.
Et l’Enfant défaussait ses souvenirs, bradait les émotions négatives, les écrasait sous ses talons pour les transformer en chrysanthèmes ; l’hiver déjà, il ne retournait plus à l’orphelinat, commençait à transporter des messages pour une famille un peu riche qui marchandait avec son père. Puis pour d’autres. Alors Azalys chevauchait là où le train ne passait pas, cherchait le juste, la sureté, les voyages faciles,
les voyages utiles ; une créature étrange aux airs de mélusine dans ses prunelles trop grandes, qui entretenait délicatement ses relations et feignait d’être
quelqu’un de confiance malgré sa personnalité erratique. Exacerbée.
Et finalement,
quelqu’un de confiance, il l’était devenu, l’Enfant. Avait saisi l’opportunité, quand l’un des amis de son père lui avait glissé une lettre de recommandation entre les mains, et lui avait indiqué l’armée. Une vie à laquelle il s’était rapidement accoutumé malgré les existences parfois amères, la sévérité et les brimades –
il dormait souvent à la caserne, près des écuries —, une vie qu’il avait redessiné par lui-même, comme l’absence de sa sœur dessinait parfois les hématomes sur sa peau ; une palette de verts, d’ocres et d’espoir qu’il diluait dans ses sourires quotidiens quand il essayait d’apprendre à utiliser des dagues pour se défendre, malgré les rires des soldats. Des inconnus devenus camarades.
Il avait un peu plus que dix-huit ans. Dix-neuf, bientôt.
Il grandissait. Transportait les messages pour l’armée. Soignait les chevaux et les maladies bégnines.
Aimait la vie. Le lac. Le fantasme. La cour d’aubépines lorsqu’il retournait à l’orphelinat.
La paresse de Dahlia, les rires et les ombres qu’il aimait comme la lumière – comme
sa propre lumière.
Et parfois, le jeune homme retourne encore jusqu’à l’orphelinat pour déposer des chrysanthèmes sur la fausse tombe de sa sœur, cessant de feindre l’innocence et lui expliquant ses projets d’avenirs dans une grande envolée de cœur.
Voyager. Aider. Se blesser pour aider. Être utile, voyager encore. Participer dans l’ombre aux grandes explorations du lendemain. Mourir, puis tromper la mort et recommencer à vivre.
– parce qu’il n’est pas un héros, Azalys, mais qu’il aime voir le bonheur sur les lèvres.
Picture fresh as water clear, days have passed without you here
Street lights dancing on the dark across the park
Waiting for a word from you, waiting for a sign or two
Footsteps on the city ground,
Y o u k n o w t h e s o u n d