Fatigué. À première vue, c’est la première impression qu’un œil étranger pourrait avoir d’Egill. Le visage terne, la mâchoire basse, les yeux plissés, le regard impatient, une pilosité faciale accentuant la balafre imposante de son œil gauche sacrifié. Le vétéran n’aventure pas sa voix dans les aigus. Ni dans l’autre extrême, d’ailleurs. Il semble subir au quotidien les fantômes d’une longue carrière de militaire, et n’en est libéré que lorsque son gramophone apaise son corps et élève son âme, sur la terrasse de son domaine viticole, alors qu’il surveille de son fin instinct de gradé les travailleurs s’affairant à la tâche. Mais cette figure sobre, froide, menaçante, n’est qu’une façade hostile couvant un amour paternel qui transcende les liens du sang. L’ex-gradé considère ses proches comme ses fils et filles ; et c’est d’un flegme hors-pair qu’il se charge de les aider à grandir dans un monde pouvant s’écrouler à tout moment. Véritable pilier de sa nouvelle communauté – tel qu’on le connaissait lorsqu’il portait les couleurs de Majoris – Egill aura toujours les épaules assez larges pour porter le fardeau de ses pairs. Et c’est bien pour cela qu’il représentait tant pour l’armée du sud. Le vigneron inspire une confiance unique, certes difficile à gagner, mais assurément inestimable.

L’existence d’Egill n’a rien d’extraordinaire. Une enfance passable à Majoris, un enseignement classique grâce au cursus académique, une entrée dans les rangs de l’armée pour assouvir sa soif d’aventure emplie d’un doux espoir de jeunesse. Rien de bien surprenant. Mais c’est au fil des années de service qu’il se découvrit l’âme d’un meneur, les missions sur le terrain ayant érodé son sourire guilleret et irrémédiablement abîmé son visage d’ange. Il vit de nombreux collègues tomber au combat ; d’autres, mourir d’une vieillesse précoce pour les beaux yeux des Eärendil. Un sacrifice qu’il comprenait – sans y consentir. Mais la vie suivait son cours, et c’est d’une fluidité sans embûche que le soldat grimpa les échelons de la réussite sociale. On lui offrit des médailles pour récompenser ses efforts. Des promotions, pour sa dévotion. Jusqu’au jour où il atteignit le cercle très privé de généraux à l’esprit aussi aiguisé, voire plus, que le fil d’une épée.

Et puis…

Et puis, il y eut un revirement majeur au sein de la politique de Majoris, conséquence tardive de la manifestation de la Calamité. Depuis toujours, bercé par les témoignages de ses parents, Egill n’avait d’œil que pour Niantu, dont l’ultime sacrifice avait sauvé l’humanité d’une extinction définitive. Il ne pouvait imaginer une seule seconde blasphémer sur ce cadeau divin, dont l’existence jusqu’alors floue s’était avérée grâce à l’apparition inexplicable au-dessus de Silva. Et pourtant, tout autour de lui, que ce soit dans la plèbe ou au sommet de la pyramide, circulait l’idée de cracher sur ce cadeau, sur ce sacrifice, sur ce qui avait sauvé l’humanité et lui avait permis de prospérer en paix, afin de descendre vers la Terre ferme – et ainsi réveiller un mal bien trop dantesque pour être affronté, pensait Egill non sans crainte. Mais il garda toutefois cette inquiétude pour lui. Stoïque comme le pilier qu’il était pour Majoris. Il devait montrer l’exemple ; agir comme un modèle pour le peuple et les générations à venir de soldats. Il se mentit alors à lui-même pendant des années, son mal-être grandissant chaque jour, son angoisse l’empêchant de profiter pleinement de la chaleur de sa famille. Une longue période où il fit preuve d’une abnégation admirable, à l’instar de Niantu tant de siècles auparavant, afin d’offrir à l’humanité une vie exempt de tout danger.

C’est avec soulagement qu’il rendit finalement son tablier, cédant la place de Lieutenant à son apprenti direct, et qu’il migra sur un coup de tête, ou presque, vers la région idyllique d’Eriu – l’idée l’ayant accompagné pendant des années avant qu’elle pût être réalisable. Il dilapida alors une partie conséquente de son pécule de général, revendant également ses titres fonciers du centre de la capitale, pour acheter une modeste propriété viticole. Il s’affaire depuis lors à produire de grands crus en son nom, célèbre pour ses faits d’armes : Rosenthal. Ainsi libéré de ses obligations, il peut enfin profiter de la présence de ses trois filles – et c’est avec joie que celles-ci retrouvèrent l’être humain caché derrière l’uniforme.