devant cette porte, les yeux dans le vague. elle allait bientôt en franchir le seuil, elle se le répétait en boucle. litanie peu convaincante puisqu'elle restait au même endroit, stoïque, incapable d'avancer ou de reculer.
une grande volonté l'avait animé pendant tout le trajet, beaucoup de colère aussi, et une fierté imbuvable qui la faisait marcher la tête relevée et le regard hautain. elle se repassait le scénario des événements à venir dans un film intérieur incessant, insistant sur tel ou tel détail, persuadée de tenir son rôle à la perfection.

mais voilà que ses pas se faisaient moins rapides, moins appuyés, que les odeurs devenaient familières, qu'elle pouvait presque fermer les yeux et continuer à voir où est-ce qu'elle marchait.
voilà que s'approchait le moment.
mais derrière cette porte, il y aurait sa mère.
il y aurait son père. peut-être.
si il n'était pas en vadrouille dehors ou bien dans le lit d'une autre femme.

le simple fait d'y penser lui donna la nausée; il y avait elle, la porte et le reste derrière et tout ces non-dits, cette colère et ce sentiment d'injustice. elle reconnu les chaussures de son frère à l'entrée.
et dans ses bras, son gros manteau, et ses doigts crispés dessus.
ce rictus déformant son visage.
toutes ces émotions, ces états d'âme qui explosaient dans big bang intérieur. sa main sur la poignée.
elle allait entrer, faire comme si elle n'était pas sur le point de vaciller. entrer et prétendre ne venir que pour un manteau - après tout sa mère restait une référence en matière de tannerie et de fourrure.
sa main sur la poignée et son cœur battant. sa main sur la poignée et la porte qui s'ouvre.

ses pupilles dorées se fixent sur le visage de sa mère, sur son air sévère et cette aura écrasante qui l'a toujours caractérisé. elle essaie d'appliquer son plan à la lettre mais elle a la chair de poule - et des vagues de fourmillements remontent jusque dans la racine de ses cheveux, elle serre les dents bien trop fort.
elle a cette sensation étrangement paradoxale d'entrer dans une fournaise glaciale. et son frère qui la fixe avec un étonnement certain ne l'aide pas plus que ça - son espoir de réussite était fondé en partie sur le fait que sa mère serait seule.
elle voudrait le serrer dans ses bras - elle ne le fera pas.

― mère.

moins douée que Nótt pour apparaître face au monde avec une expression neutre, son visage se déformait légèrement sous la contrainte de prononcer des mots alors qu'elle avait la gorge serrée, la bouche étrangement sèche. du mal à déglutir.


― je - elle marque quelque seconde de pause à la recherche de sa salive et de son aplomb - je suis venue pour commander un manteau le mien se fait vieux et je l'ai abîmé récemment.

tout était sorti d'une traite, sans qu'elle ne respire et finalement, la mise en place de son scénario la rassurait. elle finit par lâcher la poignée pour refermer la porte. le feu émettait une lueur rougeoyante qui donnait à sa mère de terribles traits.
sa colère faisait trembler ses mains - mais pas que. tout en elle était un savant mélange de diverses émotions qui allait d'une profond ressentiment à une tristesse immense. son cœur battait si vite qu'elle craignait qu'on l'entende.

elle ne croisait pas le regard de son frère de façon volontaire, incertaine sur la façon dont elle devait se comporter, coincée entre sa colère de petite fille à l'encontre de sa mère - et la joie de revoir le visage de son petit frère.
faisant le tour de la pièce du coin de l’œil, elle ne put s'empêcher de remarquer quelques détails troublants.
des choses qui n'étaient pas à leur place, ou qui avaient tout simplement disparues. et son intuition lui murmurait que quelque chose n'allait pas. l'atmosphère lourde n'avait pas tout avoir avec sa présence dans la maison familiale. soudainement, sur un ton plus bas, elle demanda :

― où est Hallbjörn ?

elle ne l'appelait plus père, encore moins papa et ce depuis longtemps maintenant, une manière comme une autre pour elle de monter qu'elle lui en voulait.

c'était comme si quelque chose s'écroulait en elle. un pilier de certitude à nouveau balayé par son père. un repère rassurant, toute cette colère, contre qui allait-elle la diriger maintenant ? toute sa violence, toute sa rancœur, qui maudirait-elle pour le tort fait ? comment pouvait-il disparaître si subitement, et la laisser, elle, son enfant, seule et sans les réponses qu'elle aurait aimé avoir, sans toutes ces vérités qu'elle aurait aimé entendre. sans réconciliation sur un lit de mort. tout ces scenarii s’effondraient un à un, la laissant vide et pantoise sur le seuil de cette maison qu'elle finissait par haïr profondément. le poids du manteau disparut et ses mains restèrent quelques secondes tendues en l'air. puis elles retombèrent mollement le long de son buste.
de l'acide lui brûlait la gorge, elle voulait vomir.

― essayé de me prévenir ? pourquoi est-ce que ça a l'air d'un repro-

elle ne put empêcher un rot, et scella sa bouche un instant. la violence de ses émotions se heurtaient avec fracas contre ses lèvres closes.
astrid regardait sa mère faire, coincée dans cette situation qui allait maintenant au delà du simple inconfort. que faire ? que dire ? sortir ou rester là ?
vomir ou garder tout pour soi, encore une fois ?
un haut-le-cœur mit fin à sa réflexion, elle rouvrit la porte et vomit sur le palier. la brûlure dans sa gorge lui arracha quelques larmes amères.

― un mois.

elle se retourna pour regarder sa mère de l'autre côté de l'entrée, pissant les yeux, grimaçant, le visage rougit par sa colère.


― un mois. un mois, et tout ce que tu as à dire c'est : "j'ai essayé de te prévenir" ? elle la scrutait, toujours sur le point de vomir, ce qu'elle fit une seconde fois.
― j'ai cru que venir ici était une bonne idée. mais je me trompais.

elle se redressa finalement, balayant son épaisse chevelure rousse d'un geste de la main, tentant de reprendre une contenance. puis elle refit ces quelques pas pour rentre à nouveau dans la maison de son enfance.

― je l'ai détesté pendant si longtemps. qu'est-ce que je vais faire de tout ça maintenant qu'il est mort hein ?  

le ton de sa voix devenait de plus en plus fort, elle hurlait maintenant.

― comment je vais me débarrasser de tout ça alors qu'il ne peut même plus faire en sorte de se racheter, et de me soulager - de te soulager maman - hein ? il a été le pire homme sur cette Terre et il l'aura été jusqu'à la fin.

elle se pointait du doigt, rouge, pleurant sans sanglot, les yeux grands ouverts, de la salive plein la bouche. elle voulait casser quelque chose, faire mal à quelqu'un, trouver un responsable. qui, qui était responsable de cet immense fiasco ? elle hurla de rage et lança son poing droit dans un des murs épais de la maison, fracassant sa main sans ressentir aucune douleur.

si elle avait été plus jeune, peut-être eut-elle prit une claque. et elle l'aurait alors amplement mérité.
astrid avait toujours été de ces enfants sauvages qui hurlent avant de prendre le temps de réfléchir à la situation. c'était là que résidait sa plus grande immaturité. elle n'avait jamais appris à tempérer ses réactions, colérique et entêtée.
vociférant, exagérant, jusqu'à ce que quelqu'un vienne la tirer de son emportement. une fois ceci fait, elle faisait alors face à ce qui venait de se produire. et si vous aviez un peu de chance, elle reprenait son souffle, et réagissait enfin de façon plus appropriée.
cependant, il lui arrivait encore de se tenir à un mutisme gamin, sans qu'aucune solution ne soit trouvée - ce qu'elle avait fait avec sa mère ces quelques années.

et ce qui la rendait dingue plus encore, c'est que quoi qu'il advienne, la voix de sa mère avait toujours ce même effet sur elle. cette autorité indiscutable et ce phrasé rassurant. cet aplomb qui avait toujours fait de nótt le modèle de son enfant. et alors qu'elle la sermonnait, astrid reniflait.
elle ne bougeait pas d'un iota pourtant, ni ne baissait son regard. elle était fière - terriblement fière - et prête à assumer ce qu'il y aurait à venir.
c'était bien pour cela qu'elle était venue à l'origine, s'octroyant la réparation du manteau comme stratagème pour avoir le loisirs de revenir si la volonté lui manquait la toute première fois.

― très bien. persifla-t-elle entre ses dents serrées.
elle dirigea ses pas vers la salle d'eau, choisissant un repli stratégique face à la colère de sa mère.
et c'est face au miroir, le visage défait, les yeux rougis, qu'elle réalisa vraiment. il était mort.
ses gestes suivants furent exécutés avec lenteur, elle était ailleurs, déconnectée, vivant une myriade d'états d'âme et d'émotions en même temps, sans pouvoir se fixer sur quelque chose de précis.
elle ressortie de la pièce et vint se positionner à quelques pas de sa mère.

― est-ce que tu vas pouvoir le réparer ?

elle se garda de préciser le manteau. sa lèvre inférieure tremblait, elle n'avait jamais été très bonne actrice pour dissimuler un quelconque émoi.
ses yeux se remplissaient de larmes, mais elles n'étaient pas pour son père, non. bien loin de là, elles étaient pour sa mère. sa mère qui lui avait manqué, cette maison qui l'avait rassurée enfant, son frère. elle pleurait pour toutes les choses brisées laissées derrière lui par son père - sans qu'il n'ait jamais su réparer quoi que ce soit. elle pleurait sans pouvoir s'arrêter, en restant droite, sans ciller.