Song - Splendor.Rocailleuse.L’humeur vague à l’âme, te dit-
elle alors que tes pieds s’enfoncent dans la tiare blanche. La montagne est calme, ce matin. Close et ouverte à la fois, comme si la neige s’était effondrée en elle-même pour protéger un discret sanctuaire. Le grand secret de Falias, peut-être, ou de cette main qui avait transpercé Caelum cinquante ans plus tôt ; déchiré les cimes, aplati les campagnes. Toi, t’es là, Ellébore. Tu n’as pas chaussé tes plus beaux vêtements, plutôt une tunique de daim ceinte de dagues ouvragés, un lourd blouson de cuir qui se froisse à chacun de tes pas, des bottes montant jusqu’aux genoux – tannées par le temps aussi bien que par les pierres. Tu avances. Tu ne regardes pas le paysage parce que tu les connais déjà trop bien, ces plaines-là ; [
b]tu les écoutes[/b], tout au plus. L’écho des congères dans le feulement des oiseaux, le crissement des acacias sous tes pas – branches hurlantes –, que tu dissimules en une valse autant agile qu’habituelle.
Elle te regarde,
elle aussi.
Tantôt souriante et droite sur ton épaule, tantôt logée dans l’ombre d’Archimède – menace inénarrable –, splendide d’un mépris bien trop identique au tien.
Tu l’ignores. T’es suffisamment agacée comme ça, déjà.
T’étais sortie un peu trop tôt avant le matin, Ellébore. Tu t’étais chaussée de pudeur et d’orgueil –
de la morgue, tu es couronne – et t’étais partie, tu t’étais prêtée sans détour à l’aube ; tes jambes sourcillaient, frémissaient et parfois tressautaient, à valser comme une enfant dans la neige – si impunément que tu eusses, un instant, souhaité que personne ne voie tes sourires de gamine, tes mimiques étranges sur les mains ; surtout pas ton nouveau client, qui t’avait demandé de l’accompagner dans cet endroit si particulier.
La caverne aux merveilles, hein. T’étais excitée, Ellébore, à l’idée d’une expédition si dangereuse.
Ou sans doute davantage à celle de la bourse qui l’accompagnait.
Pourtant l’enthousiasme miraculeux s’était peu à peu tassé, écoulé dans les congères et les roches encore teintées de givre blanc ; remplacé, lentement, par une exaspération on ne peut plus professionnelle que tu ne parvenais plus vraiment à masquer. Évanescente, sur le bout de tes doigts. Brûlante, dans le creux de tes lèvres ; de ta gorge albâtre que tu avais rapidement recouvert d’un très court châle. Troublante dans toute la lourdeur de ton regard, si contraire à la légèreté de ton corps. Délicatesse dont tu t’étais parée après les premiers mots échangés. Incrustées, ces idées d’ailleurs qui te tiraillent – qui
la tiraillent – et dont tu ne te départis pas ; des hématomes se faisant peu à peu liquide, masques de théâtre devenus substance puis sève.
Des interrogations que tu ne formules pas à haute voix, tant elles te paraissent abstraites. Aujourd’hui, Ellébore, tu te confortes dans ton rôle de guide, froideur habituelle collée sur ta peau comme des voiles – étoles monstrueuses dont tu te plais à défaire le regard. Tu n’en déborderas pas, te dis-tu. Restera à ta place, sans clamer. Sans parler, silencieuse quand tu pourras échapper à la parole, et orgueilleuse lorsque tes lèvres daigneront le conforter de ta grâce. À supposer qu’il te le demande ; il ne t’avait pas payé pour que vous discutiez, après tout.
Tu le guides depuis une heure déjà, sans lui accorder le moindre regard – habituel. À peine l’avais-tu détaillé lorsque vous aviez quitté Sedna ; un homme d’âge mur à la stature fine, engoncé dans une droiture un peu morne dont elle avait fait sa jumelle depuis des années déjà. Peau sombre, marquée par un soleil lointain dont il ne reste que le hâle – si noire, par rapport à la sienne, absolument
in-dis-cer-nable au-dessus de la neige… Une discrétion parfaite, au beau milieu de la montagne. Elle aurait voulu l’abandonner là, mais sans doute Archimède te retiendrait-il de le jeter à manger aux loups. Ou même de n’en jeter qu’une partie.
Qui a besoin de deux jambes dans cette vie, franchement ?Le soupir se fait volage, superficiel.
Enfin tu sais, Ellébore, c’est pas très bon pour les affaires de jeter un client dans la gueule des loups. Je crois. D’un geste tu redresses l’arc de bois souple tombant sur ton épaule, puis franchis dans le silence une nouvelle grève de pierres. Cercle mystique posé au pied des forêts et à la cime des montagnes. Le son de la mine, presqu’au repos à cette heure du matin, s’impose peu à peu dans les dénivelés inanimés, et tu te surprends à ramener son gardien auprès de toi, geste protecteur avorté sitôt esquissé – mépris de façade. Tes doigts claquent son corset de cuir avec agacement. Tes ongles éraflent la carne.
Très professionnelle, bravo, Ellébore. Et déjà ton lié s’était fait fuyant, s’était approché de la gardienne pour scruter avec un enthousiasme juvénile les flammes qui lèchent ses chevilles, dansent comme des lucioles contre la neige ; bleu d’acier, superposé au ciel. À une mer trop lointaine.
Un nouveau soupir cogne tes lèvres, que tu retiens à grande peine. Archimède ne savait pas masquer ses traces, comme à son habitude. Comme si tu n’avais jamais tenté de lui apprendre… Toi, tu te déplaçais de façon légère, Ellébore, toute de ronds de jambes et de danse agiles, posant tes talons dans les congères pour effacer tes empreintes. Tu écoutais. Le craquement de plus en plus répété de la mine, encore indiscernable pour autant du feulement des pies mensongères ; comme les oscillations d’une corde de guitare, intrusion répétée dans ton crâne que tu supportais mal si tôt dans la journée.
Tu étais vigilante. Tu te crispais déjà, Ellébore – il faut le croire.
—Je me demandais si vous vous rendiez souvent dans la caverne ?
Super, on arrive au moment conversation. Les paroles de l’homme, si inattendues dans le silence, te surprennent tandis que tu respectes une hésitation certaine. Tes pas crissent un instant sur la neige, et tu ralentis pour que ton œil bleu puisse se river une seconde sur le visage de ton client. Amusée, parce que tu connais les montagnes par cœur. Anxieuse, parce que tu sais parfaitement ce qui sépare une bonne idée d’une très mauvaise. Avant que tu ne lui répondes, tu prends le temps de replacer tes pensées, une à une ; découvrant une voix froide mais polie qui se fait cormoran sur tes lèvres, bouche crachant buée et phrases dans un même tintamarre assourdissant.
— Je la connais bien, mais je l’évite tant que je le peux. L’endroit deviendra dangereux, une fois qu’on sera descendus dans les mines et qu’on atteindra la caverne. (Une pause, pendant laquelle un rire de son lié déchire la montagne.)
Veuillez pardonner l’indiscrétion d’Archimède, il est encore jeune. Quoique je désespère qu’il devienne un jour plus mature. Par imprudence, sans doute aurais-tu pu partir sans ton gardien, Ellébore, mais ton arc seul ne pourrait te protéger en cas de mauvaise rencontre. Un sourire poli sur tes lèvres, comme une perle de nacre polie à l’angle de ton visage. Archimède, quant à lui, avait ri à la question de la gardienne et il se faisait insistant autour d’elle, cœur volage et éphémère dont le regard – ambre plutôt que ciel – s’éloignait puis se rapprochait en à-coups des flammes autour de ses chevilles.
— Ouais, mon pouvoir me tient tout le temps chaud, c’est fou ! Si vous saviez le nombre de fois où Ellébore a essayé de me faire mettre une veste ! M’est avis qu’elle est juste jalouse que je bronze et pas elle. En même temps elle sait pas sourire, j’pense qu’elle fait fuir le soleil. (Une pause).
Et dites-moi, vous, vous maitrisez le feu, c’est ça ? Ça marche comment au juste ? C’est marrant des flammes de cette couleur, on en voit rarement ! Ça vous fatigue pas ? Fin remarquez, on risque d’en avoir besoin dans la caverne. Puis c’est vachement pratique pour faire de la lumière, nan ? Sans parler des barbecues. Ou pour faire brûler des monstres. Ou pour faire des barbecues de monstres, pourquoi pas après tout ?Le jeune homme se rit une nouvelle fois, sous le regard répréhensif de son humaine dont les lèvres forment un instant un
« Archimède… » silencieux, Ton regard oscillant entre ta froideur habituelle et un désespoir certain qui, pour l’homme hâlé, s’apparentait à une excuse très professionnelle.